
Petit-Chasseur, Sion - 25 mars 2012
La haine du passé : Haine du passé au sein d’un pays ultra-conservateur : comprenne qui pourra et Chappaz déjà, dans les années 70, soulevait ce paradoxe (merci à notre lecteur pour le lien). Quarante ans après, rien n’a changé, si ce n’est l’indifférence générale devenue plus sombre et plus lourde. L’argument, toujours le même, revient en ritournelle : vous ne pouvez pas savoir à quel point les gens ont souffert ici, avant. Bon. Tout le monde a fini par accepter ce postulat de départ : la misère généralisée, le suçage des cailloux, les pieds bots, les goitres, la plaine marécageuse et la lèpre. Ces zones d’ombre du passé valaisan – bien réelles – sont devenues la version officielle, celle que tout le monde vous resservira, à droite comme à gauche. Cette dynamique du malheur justifie tous les excès, comme on pardonne à l’enfant traumatisé ses turbulences névrotiques. Mais ce que l’on voit détruire depuis cinquante ans, ce ne sont pas les reliquats d’une prétendue misère mais bien les témoins d’une vraie splendeur. Pour des goitreux débiles, les valaisans ne se démerdaient pas si mal en architecture; bientôt, seules les photos en sépia pourront en témoigner.
Pourtant, on a souffert aussi ailleurs, dans tout l’arc alpin et bien plus largement dans toutes les communautés paysannes. Beaucoup sont partis au Mexique, certains y ont fait fortune et sont revenus au pays construire de superbes maisons : je pense notamment aux villas mexicaines de la vallée de l’Ubaye. En Valais, on détruit ce patrimoine. Pourquoi? L’argent, bien sûr, mais on peut oser des interprétations plus larges :
La culpabilité du survivant : Rescapée deux fois de la tourmente européenne, la Suisse est un petit miracle politique. Oui. Mais, paradoxalement, on ne sort pas indemne de sortir indemne, c’est bête mais c’est comme ça. Celui qui survit est rongé par la culpabilité. Le pays tout entier est rongé par une honte indicible, par cette impression souterraine d’avoir trahi… Souvenez-vous du battage médiatique autour des 60 ans de la Mob, en 1999 ! L’occupation des frontières comme seule communion possible avec l’Europe martyrisée, c’est un peu maigre, mais on fête ce que l’on peut… Non, on ne se relève pas facilement du fait de survivre. Et en détruisant son passé, on croit détruire sa culpabilité. Mais ce n’est pas le chemin de la guérison; c’est le chemin du suicide. Cette interprétation, qui fera rire sans doute certains, est à mon sens une clé majeure. Cela fait quinze ans que je la cherchais.

Vieux-Moulin 37, Sion - 28 mars 2012
L’enfermement : À l’enfermement géographique vient s’ajouter un enfermement politique indissociable du système confédéral. Le ralentissement des mouvements de population provoque un appauvrissement culturel contre lequel le gouvernement fédéral ne peut pas lutter sans l’opposition viscérale des indigènes : on l’a vu avec l’initiative Weber. De quoi Berne se mêle-t-elle? Pourtant, le Valais est mort sans la Confédération, poisson rouge hors du bocal. Mais l’ingérence fédérale, on n’en veut pas. On règle tout entre amis. Berne peut s’opposer à des démolitions, personne n’en tient compte. Surtout pas les édiles.
Merde à l’or : L’argent, bien entendu. L’état, au lieu de se substituer à l’intérêt personnel, encourage les pratiques mafieuses des promoteurs. Les monuments historiques? Le patrimoine? L’inventaire? Tout s’efface devant le profit.

Clos Saint-Georges, Sion - 28 mars 2012
On ne détruit pas que des maisons, on arrache des racines. Ces témoins sont importants; ils nous permettent de nous positionner – inconsciemment – dans une épopée générationnelle. A force de déstructurer le tissu urbain, on coupe le lien social et on tue la poésie : plus de places, plus d’arbres où s’arrêter un moment vérifier l’avancée du printemps, plus d’herbes entre les pavés, plus de fleurs dans les murs de pierres sèches, plus d’allées de gravillons délimitées par des petits blocs de tuf, plus de gouttières ornementées, plus de clochetons, plus de chemins, plus rien. L’importance de ces petites choses ne réside pas dans leur nature intrinsèque mais dans le fait qu’elles nous ont précédés et qu’elles nous survivront; l’homme a besoin de ces bornes, comme il a besoin de ses parents et de ses enfants pour s’épanouir. L’argent en abondance lui donne le sentiment maléfique d’être un démiurge, à chaque génération : il abat, il construit, il déchire les pages. Même dans les zones protégées il laisse sa trace. Le malaise, qui conduit certains au suicide, est d’autant plus pervers que difficile à cerner : pourquoi suis-je malheureux dans un des pays les plus opulents de la planète? Parce qu’on m’arrache ces bornes en me laissant croire que je suis puissant alors que je ne suis rien sorti de la lignée multiséculaire. Et pour toutes les autres raisons évoquées plus haut, les unes aux autres étroitement imbriquées.
Orgel